Extrait :
Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde, et généralement de m’accoutumer à croire qu’il n’y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu’après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible. Et ceci seul me semblait être suffisant pour m’empêcher de rien désirer à l’avenir que je n’acquisse, et ainsi pour me rendre content ; car notre volonté ne se portant naturellement à désirer que les choses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles, il est certain que si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir, nous n’aurons pas plus de regret de manquer de ceux qui semblent être dus à notre naissance, lorsque nous en serons privés sans notre faute, que nous avons de ne posséder pas les royaumes de la Chine ou de Mexique ; et que faisant, comme on dit, de nécessité vertu, nous ne désirerons pas davantage d’être sains étant malades, ou d’être libres étant en prison, que nous faisons maintenant d’avoir des corps d’une matière aussi peu corruptible que les diamants, ou des ailes pour voler comme les oiseaux. Mais j’avoue qu’il est besoin d’un long exercice, et d’une méditation souvent réitérée, pour s’accoutumer à regarder de ce biais toutes les choses ; et je crois que c’est principalement en ceci que consistait le secret de ces philosophes qui ont pu autrefois se soustraire de l’empire de la fortune, et, malgré les douleurs et la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs dieux. Car, s’occupant sans cesse à considérer les bornes qui leur étaient prescrites par la nature, ils se persuadaient si parfaitement que rien n’était en leur pouvoir que leurs pensées, que cela seul était suffisant pour les empêcher d’avoir aucune affection pour d’autres choses ; et ils disposaient d’elles si absolument qu’ils avaient en cela quelque raison de s’estimer plus riches et plus puissants et plus libres et plus heureux qu’aucun des autres hommes, qui, n’ayant point cette philosophie, tant favorisés de la nature et de la fortune qu’ils puissent être, ne disposent jamais ainsi de tout ce qu’ils veulent.
René DESCARTES, Discours de la méthode (1637), Gallimard, collection Tel, Paris, 2009, p. 98-99.
Questions :
1. Pourquoi est-il préférable "de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde" ?
a) Que signifie ici le mot "fortune" ? Ma fortune dépend-elle de ma volonté ?
b) En quoi est-il en mon pouvoir de "changer mes désirs" ? Cette idée va-t-elle de soi ?
c) Qu'induit l'usage du verbe "vaincre" ?
2. Expliquez : "De m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir, que nos pensées". Est-il pour autant facile de se vaincre soi-même ?
3. S'agit-il ici de renoncer au bonheur ?
4. Comparez ce passage à celui du premier paragraphe du Manuel d'Épictète (voir perle suivante).
5. Quelle différence peut-on faire entre la position de Descartes et celle d'Épictète ?
6. Expliquez "notre volonté ne se portant naturellement à désirer que les choses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles".
7. Montrez que cette troisième maxime a également pour finalité de nous rendre contents de nous-même.
8. Expliquez : "J'avoue qu'il est besoin d'un long exercice, et d'une méditation souvent réitérée, pour s'accoutumer à regarder de ce biais toutes les choses."
a) Analysez tous les termes temporels : quel effet leur accumulation produit-elle ?
b) Pourquoi, selon-vous, est-il nécessaire de "s'accoutumer à regarder de ce biais toutes les choses" ?
c) En quel sens peut-on considérer que Descartes est ici critique à l'égard du stoïcisme ?
9. Quelle conception de la liberté est sous-jacente à cette troisième maxime ?
10. Comparez la conception de la liberté engagée par la deuxième maxime avec celle engagée par la troisième maxime.
Réflexion :
Est-il rationnel de changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde ?
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